07/08/2010
Entr'acte littéraire
Entr’acte littéraire
Un autre auteur de nouvelles...
...car nous en avons deux :
Édouard Le Cèdre
Pour laisser respirer Marie... et vous. Pour interrompre un instant les sinistroses, happer une rapide goulée d’air... aujourd’hui : littérature pure.
Au diable l’avarice, oui, nous en avons deux : un à Liège et l’autre à Paris. L'un, auteur déjà confirmé, l’autre qui fait ses premiers pas dans le bosquet des Muses. Comment, ça, ringard? Moi, j’aimais bien quand on disait ainsi les choses. Bon, puisque nous n’avons pas le même genre de nostalgies, je laisse tomber le bosquet des Muses. Édouard Le Cèdre, d’ailleurs, ne se promène qu’au figuré dans les bois : dans la réalité, il prend le RER deux fois par jour aux heures de pointe et jouit d’une vue imprenable sur un petit parterre au bas de son immeuble.
A-t-il seulement le temps de le regarder ? Car, hormis celui qu’il passe à travailler – eh oui, les fonctionnaires, ça travaille ! N'en déplaise aux parasites politiques – il lit tout le temps, Le Cèdre. Peut-être pas dans le RER à cause de la presse, mais partout ailleurs : dans la rue, au bistrot, chez lui, dans la queue pour aller au cinéma. Il lit de façon compulsive. Des tas de choses, des tas d’auteurs. Boulimique, voilà. Éclectique aussi. Ses préférences vont d’abord aux livres qui sont loués par les critiques de La Quinzaine littéraire, dont il est un inconditionnel, et si Maurice Nadeau n’est pas son dieu, c’est... c’est quoi, juste en dessous ?... pape ?... vicaire du verbe ? Bref, vous voyez. Mais il ne s’en tient pas là. Tous azimuts vous dis-je. Il lit même dans sa cuisine, à haute voix, quand sa jeune épouse lui fait des crêpes : une nouvelle, c’est juste la bonne longueur pour les crêpes. Mais j’anticipe.
Je suis là pour vous raconter comment, un beau jour, il s’est mis aussi à écrire. Juste une fois pour commencer. Dans une circonstance un peu particulière : à la faveur, si j’ose dire, d’un chômage de longue durée, d’une sainte Fauche qui durait depuis des mois et d’une nièce à qui il voulait faire un cadeau pour ses étrennes. « Pourquoi pas un cadeau immatériel ? » se dit-il. Et c’est ce qu’il fit. Sa nièce et lui-même vivaient au milieu de tri-athlètes. Il y avait de temps en temps du jogging de compétition dans l’air. Aussitôt imaginé, aussitôt écrit, ce fut Un doublé magique, onze petites pages en comptant celle du titre, qu’il imprima sur du beau papier acheté tout exprès, et qu’il relia d’un ruban. Très chic. Je le sais parce que, pendant qu’il y était, il m’en a offert, à moi aussi, une copie pour mes étrennes. De l’artisanat comme au Moyen âge ou presque.
Et le temps passa. Et la grande Tyché Sôter se manifesta, et notre nouvelliste en herbe retrouva du travail, se remit à gagner son pain à la sueur de son front, à payer les dettes qu’il venait forcément d’accumuler, bref le parcours habituel du chômeur juste repêché. Pendant qu’il y était, il s’est marié, car on redevient optimiste quand on bosse ( ! ). La jeune mariée planta même un rosier, dans un pot, sur son balcon. C’est lui qui vient d’avoir, cet été, la première rose de sa carrière.
On en était là quand ce blog vit le jour, quand l’amiral de l’escadre lui proposa de monter à bord et de raconter, pour les grosses orchades, ce qu’il voudrait – ses lectures, ses films ou ses pièces de prédilection – et quand il découvrit le Joli coup de Patrick Ledent.
Des nouvelles, il en avait lu des tas, d’auteurs plus prestigieux les uns que les autres, mais jamais de quelqu’un avec qui il aurait pu boire un verre ou bavarder au téléphone. Il dut se dire - ou est-ce moi ? - qu’au fond, puisqu’il en avait déjà écrit une il y a cinq ans, pourquoi pas...
C’est ainsi qu’est née cette autre nouvelle, sur un coup de tête et sur une image mentale qui venait de s’imposer à lui et qu’il s’est mis à décrire sans trop savoir où elle le mènerait. Cela donna, trois jours plus tard, Troubadours de l’imaginaire. Une nouvelle plutôt longue pour le coup : pas loin de trente pages. Et il a dû y prendre goût, car il vient d’en écrire sans désemparer deux autres.
Écrit-on de la même manière quand on est dans une situation précaire ou quand on est délivré de ce genre d’angoisse ? C’est ce dont vous pourrez vous faire une idée par vous-mêmes, amis de ce blog. Et comment écrira-t-on quand la guerre atomique sera là? Écrira-t-on encore, d’ailleurs ? Chut ! Encore un instant, Monsieur le bourreau...
Un doublé magique
I
Elle a longuement et attentivement enregistré les enseignements de son professeur : de longues séances de travail à écouter patiemment, au début sans comprendre, puis petit à petit en commençant à discerner quelques bourgeons de vérités, plutôt devinées, intuitivement pressenties, timidement acceptées et bien vite écloses en fleurs éclatantes d’évidence. Mais cette fois l’enjeu est important. Elle a beau se dire et se répéter qu’elle connaît parfaitement les principes, les conditions de tout cela. Les nombreuses discussions passionnantes ne lui ont-elles pas permis d’être familiarisée avec tout cela !
« Tout cela » reste cependant un monde encore étrange et mystérieux. Les enseignements appris, encore solide granit de certitudes hier, se sont changés aujourd’hui en tas de sable avachis et l’empêchent d’être sereine face à ce défi. Elle ne comprend tout simplement plus du tout ce que tout cela signifie.
Sur le chemin du retour vers son trois pièces quatrième étage, elle est accompagnée d’un cortège de réflexions, plus nombreuses que d’habitude car se sont imposés sans qu’on les invite, les pensées, les rêves, les idéaux, les idées toutes faites, qui entrechoquent les épées de leurs certitudes dans un duel noueux, sans fin, à propos de ce qui se passera demain au petit matin pour ce défi qu’elle s’est lancée et qui l’obsède maintenant. Même l’ignoble arrière cousin Fantasme, gros, encombrant, est là, jouant des coudes pour être au premier rang de la procession. Tout ce monde parle en même temps dans sa tête. Elle se dit que son cerveau est bien trop gentil et qu’il aurait dû établir une sélection ou mettre un gorille à l’entrée pour trier ces importuns. Maintenant c’est trop tard, ils sont tous là, vautrés dans la boîte crânienne à jacasser à qui mieux mieux pour tenter d’avoir raison.
Un élevage de bécasses. Une vraie volière !
Pendant le transit rugissant du métro, l’assemblée crânienne suspend soudainement ses débats et accueille en son sein, telle une reine descendant de son carrosse, Dame Stupeur qui avance chaloupant et s’installe au milieu de la famille. Dame Stupeur a surgi car, au bout de la petite voiture de ce métro, bourrée jusqu’à la gueule, la 5ème symphonie de Beethoven vient d’être attaquée par un accordéon et un tambourin.
Encore plus à son aise maintenant qu’un chant russe éructe un « kalim, kakalim, kakaïa » en version 78 tours, Dame Stupeur s’impose impériale à l’ensemble du cortex. Les pensées, les rêves, les idéaux, les idées toutes faites et consœurs sont béates et muettes. Un monde en chasse un autre.
Les historiens ne sont pas d’accord pour dater exactement le moment du putsch qui mit fin au règne de Dame Stupeur. Certains certifient qu’il eut lieu dès la sortie de la voiture, d’autres confirment que ce fut pendant la montée de l’escalator, des étudiants en histoire, jeunes loups avant-gardistes militent pour dater cet événement lors de la sortie de la station à l’air libre. Toujours est-il qu’après le départ de la chose musicale, l’assaut des bataillons des rêves et des idéaux, de l’infanterie des pensées et de l’artillerie lourde des fantasmes, fut rapidement mené et l’ordre premier fut rétabli.
C’est dans cet état avancé de surdité intérieure, qu’elle rentre chez elle, la tête toujours pleine d’interrogations sur ce qu’elle a résolu de faire demain. Elle pense qu’elle arrivera à relever son défi. Elle le veut. Elle le peut.
Mais c’est la première fois, et à chaque première fois, depuis toute petite, un trouble diffus s’installe en elle. Ce trouble est un compagnon familier, pas facile. Il est d’un caractère taciturne, incertain, gênant. Il est très assidu et n’a jamais loupé les grands instants de doute. Elle n’a jamais su s’il était un vague parent de sa conscience intime ou une sorte de mirage de son esprit. Il s’avère qu’il est aussi encombrant, indésirable et nauséeux que tous les autres.
Sa tête n’en peut plus, trop de monde ! Elle commence alors à policer ce chahut en évinçant une à une les pensées les plus folles, et à en convoquer d’autres plus musclées, plus sérieuses.
Aussi réfléchit-elle au lendemain. Dans quelques dizaines d’heures elle se lèvera, électrique, sautillante et enjouée. Elle imagine ce qu’elle fera, elle rêve éveillée sans s’apercevoir que son visage laisse sa lèvre esquisser un sourire narquois.
Plus calme maintenant, allongée sur son lit, elle peint le plafond de sa chambre d’arabesques de pensées délicates et apaisantes en se remémorant les conseils rassurants de son professeur et fond dans la nuit magique qui libère son esprit de toutes les agitations de l’après midi.
II
Furieuses frappes des timbales métalliques du réveil matin en forme de coq éclatant son chant dans un clairon militaire, tohu-bohu de son fils Léo de trois ans, de sa fille de douze mois et de son compagnon ahuri, en aide de camps affolés au lever des corps à l’aube de ce matin décisif, à l’assaut du bazar à préparer pour la course, sa première course à pied officielle – le célèbre marathon de Paris-, son défi, son rêve et sa folie, bouillonnement des énergies de toute la famille pour ne rien oublier, lui en photo reporter amateur du premier exploit de sa femme, Léo en pile électrique gonflé à bloc des kilohertz de sa mère, la petite dans les vapeurs de ses rêves, tous au service de la cause. Taïaut !
- Vite, nous allons être en retard
- Mais non, je ne suis jamais en retard
- Tu passes par où ?
- Par le plus court
- J’espère qu’il n’y aura pas de bouchons et que nous arriverons à temps
- Téléphone à Bison futé
- Tu crois ? On m’a assurée que tout serait dégagé- Je les connais rien n’est moins sûr - - Tu exagères, ils savent que c’est important. Tout sera prêt, j’en suis sûre
- Téléphone à Bison futé
- Dépêche toi c’est important. La préparation avant le départ est primordiale, mon professeur n’a cessé de me le répéter
- Ne t’en fais pas
- Je m’en fais un peu
- Téléphone à Bison futé
- Bon d’accord je téléphone
- Alors ?
- Comme je te l’avais dit tout est prêt et bien dégagé. Certains coureurs sont déjà arrivés depuis une demi-heure
- Une demi heure ?!
- Une demi heure !
L’ambiance correspond à ce qu’elle avait imaginé, mais le temps est mauvais, un ciel gris fuit de toute part d’une pluie molle et froide.
Des milliers de coureurs groupés en nuage de confettis multicolores transforment ce matin la place de l’Etoile en vaste mosaïque bariolée où les uns étirent langoureusement leur jambes ou déploient leurs bras en éventail céleste ou assouplissent leur dos en mouvement amoureux, et les autres attendent en statue vigilante le moment du départ, tous cousins de ces grands échassiers roses d’Afrique qui s’envoleront tout à l’heure ensemble, mystérieusement unis comme un seul corps.
Cette foule maintenant compacte, un peu tendue, s’organise aux ordres d’un capitaine invisible crachés dans un micro de fête foraine.
Dans une symphonie de barrières disposées en chicanes, comme tout le monde elle attend le moment fatidique, le coup de feu du départ, qui les projettera tous à gros bouillons de paquets distordus sur l’asphalte des Champs Elysées qui maintenant se couvre de jambes, de pieds et de corps, grappe humaine qui s’ébranle maladroitement et finit par s’allonger comme on beurre une tartine sur une langue de pain.
Sa petite famille a établi un plan sophistiqué de contournement et de suivi des troupes, grâce à une carte détaillée que les gentils organisateurs leur ont procurée.
Il s’agit d’être présent à une dizaine d’endroits stratégiques répartis sur tout le circuit afin de la suivre, de l’encourager, de la prendre en photos, de hurler des mots doux.
Mais l’affaire n’est pas aussi simple. Il faut se déplacer rapidement d’un point à un autre en trompant les gardes ennemis, en contournant les nombreux obstacles, enjamber des barrières ou passer en dessous, tracer des Z entre les voitures, traverser des terrains détrempés au risque de s’enliser, parfois courir, ne pas se perdre car ils se rendent compte qu’ils ont été dupés et que le plan a sans doute été dessiné par un artiste fou, Dédale amoureux des labyrinthes. Vite ils arrivent, où ça, là-bas je les vois, traversons ce parking, Léo suis-tu, oui j’ai faim, pas le moment, la vois-tu, elle arrive, oui je la vois dans le viseur de la caméra, allez, allez, zut j’ai laissé mon pouce sur l’objectif, courons au prochain passage là-bas passons par dessus les voitures, les buissons, les arbres et les bosquets, il nous manque un cheval pour aller plus vite !
III
Elle suit la piste et les conseils. Tenir, il faut tenir, ce n’est que le tout début.
Une de ces équipes de club sportif en pelotons serrés débouche soudain, horde sauvage d’étalons impatients bagarreurs, fiers et gorgés de muscles soignés rutilants, mécanique huilée, muscles noueux de cuisses en marteau de métronome tapant la terre à chaque foulée, larges enjambées qui avalent la langue noire sablonneuse de la route, cœurs haletants qui râlent en souffles chauds, puissantes forges époumonées vomissant fumées d’haleine et baves nasales, cheminées humaines exhalant le rance d’une sueur d’effort, odeur d’oignons cuits en semelles de cuir racornis, suint de pieds et d’aisselles mâles, coureurs de fond en troupe serrée qui lui pincent les fesses, qui la doublent dans le premier virage, l’avalent, l’absorbent, la digèrent et l’éjectent à l’arrière, petite crotte continuant de trotter menu, léger, régulièrement.
Son souffle s’est accéléré et elle est prise dans le mouvement de piston d’une machinerie ferroviaire, son cœur lui rappelle la cadence des galériens déployant leurs efforts au rythme du tambour, boum, boum, boum, inspire, souffle, inspire, souffle, torrent de sang chaud pulsé dans les veines de son cou, inspire, souffle, inspire, souffle, chaleur moite qui monte des reins, grimpe le long du dos, caresse sa peau maintenant humide, enveloppe sa nuque, rosit son visage, doigts de sueur le long des joues, perles de vapeur germées au front, agrippées aux mèches de cheveux, les collant en pointes, en virgules, gouttes glissant sur le nez, stoppées en bulles sous ses narines, inspire, souffle, inspire, souffle, bouche aspirant l’air comme l’eau fraîche, petites goulées coulant dans la tuyère de ses poumons, cœur frappant en pompe régulière, intense, vivant dans sa poitrine, boum, boum, boum, bras en balancier entraînés eux aussi dans cette aventure, elle s’encourage, déjà la moitié, bientôt la forêt, et après on verra l’arrivée, avant ce mâle isolé la devant, en peine de jambes, gras comme un cochon, qu’il faut rattraper, et atteindre, et doubler, c’est le défi et ses jambes obéissent disciplinées, happant mètre par mètre le ruban de cette course infinie, deux membres puissants en service commandé qui l’amènent près de personnages familiers, rivés derrière une grille, l’un travesti en reporter, caméra à main droite, la gauche l’encourageant en tourniquets, sac à dos-kitchenette déployé en biberons, serviettes, gants et bonnets rangés autour de la petite dernière, sortie de ses rêves, l’autre haut de trois pommes, hissé sur la pointe des pieds, les yeux fixés d’étonnement sur sa mère muée en moteur diesel.
Ils la haranguent avec force, vocifèrent et hurlent d’enchantement et de ferveur. Le petit Léo s’agrippe à la grille qu’il veut arracher et s’époumone d’imiter les autres qui yodlent leur soutien comme les skieurs autrichiens d’une descente de ski nocturne un soir de Noël.
Ils ont traversé plusieurs fois de part en part ce territoire quadrillé pour la voir et l’encourager, la prendre en photo aux moments décisifs.
C’est presque la fin et il leur faut se positionner près de la ligne d’arrivée, l’aboutissement de cette épopée, là où l’Histoire se fabrique.
Ils la voient encore une fois juste derrière un brave concurrent qu’elle s’escrime à vouloir dépasser. Vingt mètres les séparent. Le pauvre bougre est en bout de course, vieux buffle éreinté et telle une tigresse, elle accourt sur son train pour le dévorer.
Une lutte sans merci s’engage à l’approche de l’arrivée.
IV
Vingt mètres. Seulement vingt mètres.
C’est ce gras de cochon qu’elle suit depuis une éternité. Parce qu’elle aime les cerises sur les gâteaux, à l’approche de l’arrivée, elle dépose cette friandise en forme d’ultime défi dans la grande bataille qu’elle livre depuis ce matin et se donne l’ordre de doubler ce concurrent maintenant, mais ses jambes se révoltent et menacent d’arrêter, son tambour de cœur veut changer d’instrument, son souffle, forge incandescente, chaudière de hauts fourneaux tournant à plein régime qui menace d’exploser. Tous ses organes mobilisés depuis des heures commencent à se ramollir à la vue de la bannière d’arrivée.
Elle doit alors frapper à la porte du cerveau et lui demander de prendre les choses en main, mobiliser la Brigade d’Intervention Spéciale, une force mentale saillante comme l’acier d’un sabre, forgée de toute pièce, tendue comme un arc pour supplanter les défaillances de son corps et réussir cette dernière échappée.
Un stress la parcourt des pieds aux cheveux. Elle devient ivre d’oxygène, multiplie ses foulées en suite de larges viaducs qui enjambent les derniers mètres de cette dernière ligne droite.
Son cerveau, complètement affairé à cette entreprise tire des manettes, appuie sur des boutons, tourne des vilebrequins, actionne des pompes, et lui commande d’accélérer.
Elle en rirait si elle en avait la force.
Encore quinze mètres. Quinze petits mètres.
L’athlète devant poursuivi, hors d’haleine, épuisé, s’est déjà retourné deux fois au risque de se tordre le cou et de tomber. Il ne veut pas se laisser croquer ainsi, lui un mâle, ancien champion. N’en pouvant plus, du plomb aux pieds, lui aussi accélère, pathétique quadrupède chtonien.
Mais, tigresse métamorphosée en gazelle, aérienne, joyeuse, dégorgeant de vie, sa foulée défie les règles de la gravité. Encore dix mètres, une poignée de secondes, un souffle au regard de l’infini.
Ses jambes la portent haut, loin. Elle vole, acharnée, libérée comme une flèche d’Amazone qui coupe l’air sans dévier, droit devant, tendue vers la victoire.
Elle jette toutes ses forces dans la bataille, aspire le malheureux, le pose à son coté, épaule contre épaule, entrevoit son visage de l’extrême coin de l’œil, et lentement, doucement, imperturbablement, le malheureux glisse hors de son champ de vision pour rester derrière, souffleux et hébété.
Elle a réussit l’incroyable, envahie de joie, elle savoure l’énergie de ses tripes en un orgasme de victoire.
La bannière d’arrivée est là devant à quelques mètres.
Elle y est presque, quand soudain, venu de l’inconnu, un concurrent de la catégorie poussin, pas plus haut que trois pommes, déboule comme une fusée et, stupeur ! Stupeur ! la double sur la ligne d’arrivée telle une plume dans le souffle du vent !
D’où vient-il ? Tout à sa stratégie, elle ne l’a pas vu venir ni partir.
Se peut-il que le monde de la course à pied soit aujourd’hui si performant qu’il puisse produire de si jeunes athlètes ?
L’arrivée.
Ravie d’avoir terminé son premier marathon et intriguée par cette tête blonde surgie devant ses pas, elle se dirige fourbue mais heureuse d’un pas relâché vers les arbitres, grands ordonnateurs des chronomètres et des performances attestées.
- Bonjour, j’ai fini, voici mon dossard, pouvez-vous me donner mon temps ?
- Ah ! Avec les dossards et l’informatique on n’y arrive pas
- Comment faites-vous alors ?
- Avec votre nom
- Vous voulez mon nom ?
- Oui, avec votre nom, on y arrive. C’est plus long mais on y arrive. L’ancienne méthode quoi
- Très bien, je vais vous donner mon nom
- Oui, çà devrait marcher
- Sandrine L.
- Bon je regarde dans le fichier
- Prenez votre temps
- Oui, oui, je cherche
- Allez y, j’ai tout mon temps maintenant
- Vous savez, vous êtes des milliers, on ne doit pas se tromper. Après il y a des réclamations, les gens ne sont pas contents. C’est une course importante vous savez ! Le Marathon de Paris, toute la planète nous regarde.
- C’est sûr
- C’est pour cela que je cherche calmement
- Je comprends
- J’arrive à la lettre L. Il y a beaucoup de personnes dont le nom commence par la lettre L, c’est fou ce qu’il y en a !
- …
- Ah ! Je le tiens
- Enfin, je vous écoute
- J’ai trouvé qu’un seul concurrent gagnant à la lettre L. Ce n’est pas vous mais un dénommé Léo, âgé de trois ans champion de la catégorie « poussin-encore-dans-l’œuf », une catégorie qu’on a bien été obligé d’inventer pour un cas pareil. Du jamais vu. Vous pouvez me croire, il ira loin ce petit. Un prodige. Tenez, de temps en temps ça me prend de faire de la poésie quand il se passe des choses aussi extraordinaires que celle là. Je dirais que ce Léo est le nouveau Mozart des courses de fond. Hein ? Pas mal comme idée. Le nouveau Mozart ! Si j’étais vous, j’irais vite le prendre comme professeur pour gagner l’année prochaine.
*
(à suivre)
13:17 Écrit par Theroigne dans Général | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
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