29/03/2018

LA NOUVELLE CAMPAGNE DE RUSSIE - II.

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La nouvelle campagne de Russie

II.

 

La Chine applaudit la victoire de Poutine, soutient la Russie dans l’affaire Skripal, salue le « partenariat stratégique » de la Chine avec la Russie

Des messages de soutien à la Russie et à son « partenariat stratégique global et collaboratif » affluent de Chine

Alexander Mercouris – TheDuran26 mars 2018

 

[Qu’on nous pardonne d’écrire systématiquement « sanctions » entre guillemets : les actes de guerre ne sont pas des sanctions, lesquelles sont, par définition, la rétribution d’actes délictueux. Histoire de respecter la langue française. NdGO]

 

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Le président chinois Xi Jinping (G) accueilli par son homologue russe Vladimir Poutine (D), lors de la cérémonie inaugurale de « L’année du tourisme chinois en Russie », à Moscou, le 22 mars 2013. Le président tout nouvellement élu Xi Jinping était arrivé dans la capitale russe pour sa première visite à l’étranger après son élection. Les deux présidents se préparaient à superviser la signature d’un certain nombre de contrats énergétiques et d’investissements divers, y compris un accord qui allait voir la Russie augmenter considérablement ses fournitures de pétrole à la Chine.

Le président Xi Jinping vient d’être réélu à la présidence chinoise (le 17 mars 2018) et Vladimir Poutuine à celle de la Fédération de Russie (le 18 mars 2018).

 

La victoire électorale massive du président Poutine et les retombées de l’affaire Skripal ont fourni au Global Times – un journal en anglais publié sous les auspices du Quotidien du Peuple, l’organe officiel du Parti Communiste Chinois et reflétant par là les vues de la direction chinoise – l’occasion d’apporter à la Russie un soutien énergique, au moment où elle se retrouve en butte à de nouvelles pressions occidentales.

Le premier éditorial, publié le 16 mars 2018 sous le titre « L’Occident espère blesser, intimider la Russie », faisait savoir clairement que la Chine prend parti pour la Russie sur le traitement de l’affaire Skripal.

 

Cette nouvelle volée de « manoeuvres d’intimidation » de la Russie par les États-Unis et leurs alliés européens est tout à fait soudaine et grave. Londres a délibérément ignoré toutes les procédures diplomatiques de règle pour lancer un ultimatum à Moscou et commencer à mettre en place des « sanctions ». On dirait une course contre la montre.

(C’est moi qui souligne)

 

Le second editorial, publié le 19 mars 2018 sous le titre « Les sanctions occidentales augmentent les soutiens à Poutine » ne dit rien d’autre, mais le fait de façon plus incisive :

 

Avant l’élection qui vient d’avoir lieu, le Royaume Uni a lance un ultimatum au Kremlin d’avoir à rendre des comptes pour l’empoisonnement d’un ex-agent russe sur le territoire britannique, sans la moindre preuve. C’était une humiliation pour Moscou.

(C’est moi qui souligne)

 

Les deux éditoriaux voient, dans l’affaire Skripal, une poursuite de la campagne occidentale entreprise pour saboter l’élection de Poutine, de manière à interrompre le parcours indépendant de la Russie.

Les deux éditoriaux lient l’affaire Skripal  à l’élection présidentielle russe qui avait lieu le 18 mars 2018.

Le premier éditorial – publié avant l’élection russe – présente les choses ainsi :.

 

On pense tout de suite à l’élection présidentielle russe prévue pour le 18 mars. La prise à partie de la Russie par l’Occident à ce moment précis est devenue un des facteurs principaux dans l’élection russe. Il est difficile de déterminer quelle partie de cet antagonisme reflète une sévérité réelle et laquelle est seulement destinée à peser sur l’élection russe.

Les deux ans passes ont constitué la période la plus éprouvante des relations de la Russie avec l’Occident. L’amélioration de leurs relations d’après la guerre froide a fondu comme neige au soleil. En même temps, la Russie d’aujourd’hui, sans états satellites, ne peut se comparer avec la force de l’Union Soviétique, lorsqu’il lui faut faire face aux pressions stratégiques du camp occidental….

Les analystes croient que Poutine gagnera l’élection sans le moindre doute, et que les « sanctions » occidentales offriront même un nouvel élan à ceux qui le soutiennent. Mais il est possible que certains, parmi les « élites » occidentales, pensent le contraire et souhaitent réduire les votes de Poutine ou à tout le moins saboter son autorité, au moyen d’une nouvelle volée de « sanctions » qui pourraient mettre la pression sur le public russe.

(C’est moi qui souligne)

 

Le second éditorial – publié après la victoire électorale éclatante du président Poutine – exprime la même conviction, tout en notant que le plan destiné à saboter le soutien à Poutine a échoué, la campagne anti-Poutine en cours ne réussissant au contraire qu’à souder davantage encore la société russe derrière lui :

 

Les six dernières années ont vu se produire les conflits les plus intenses entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide, et les pays occidentaux ont imposé de sévères « sanctions » à Moscou. Au cours de la même période, le prix du pétrole a été maintenu au plancher. L’économie russe a ainsi dû faire face à un double coup dur. L’accroissement obligé de ses dépenses en matière de défense nationale a diminué d’autant les fonds que le gouvernement russe pouvait investir pour améliorer le niveau de vie de ses populations. La logique politique occidentale était la suivante : même si Poutine reste en place, les soutiens dont il dispose diminueront.

Mais l’élection vient de prouver le contraire. Il semble que le peuple russe attribue en général les difficultés actuelles de la nation aux pressions et aux « sanctions » dont l’abreuvent les Occidentaux, et qu’il voit dans Poutine celui qui défend ses intérêts, persuadé que, sans lui, la situation serait encore pire.

(C’est moi qui souligne)

 

Les deux éditoriaux notent que l’économie russe s’est avérée hautement résistante aux « sanctions » occidentales, et ils expliquent tous les deux pourquoi

Le premier éditorial dit que « la richesse de la Russie en  ressources naturelles lui permet de se suffire largement à elle-même dans sa lutte contre les “sanctions” ».

Le second éditorial entre davantage dans les détails :

 

Des « sanctions » contre la Russie… auront… économiquement… peu d’effet. L’économie russe est revenue à une modeste croissance en 2017. La Russie peut se vanter de posséder de riches ressources, des intellectuels de haut niveau et d’avoir accompli, pendant l’ère soviétique, d’abondantes percées technologiques. Ce n’est pas une nation qu’on puisse assiéger à mort..

 

Le Global Times s’applique alors à en tirer les leçons pour la Chine, qui commence elle-même à subir des pressions économiques de la part des USA.

Premièrement, comme le premier éditorial le fait remarquer, l’Occident est aussi capable d’appliquer des « sanctions » à la Chine qu’à la Russie..

 

Les pays occidentaux se sont mis en roue libre pour imposer à la Russie des « sanctions » dont ils ne voyaient pas de quel prix elles pourraient être pour eux.

L’attitude agressive des pays occidentaux à l’égard de la Russie ressemble à leur unité face aux défis géopolitiques et de valeurs, et ce malgré leurs problèmes à l’intérieur de leur propre camp. N’importe quel concurrent non-occidental pourrait devenir leur cible commune, en vertu de l’ordre actuel du monde

Toutes les forces indépendantes, y compris la Chine, sont exposées à de tels risques.

(C’est moi qui souligne)

 

Deuxièmement, la Russie a réussi à résister aux pressions de l’Ouest, en partie grâce à ses « riches ressources naturelles – c. à d. son autonomie économique – mais aussi grâce au fort esprit national de son peuple :

 

Les puissances occidentales devraient réfléchir au fait qu’elles ne se dressent pas contre le seul Poutine mais contre toute la nation  russe qui a défait Napoléon et Hitler et qui n’a peur de personne. Le patriotisme et l’estime de soi de citoyens d’une puissance majeure sont omniprésents dans le peuple russe. Quand l’Occident combat ces sentiments, ses efforts sont frappés de nullité…

Les « sanctions» contre la Russie ont échoué politiquement parce qu’elles n’ont fait que favoriser l’unité de la société russe…

Les discussions sur ce que sera la transition russe vers une ère post-Poutine ont déjà commencé dans les pays occidentaux, mais ils ne comprennent rien à la Russie s’ils ne comprennent pas que l’émergence de Poutine n’a pas été un accident. La vérité, c’est que Poutine représente l’intérêt national du pays. Le soutien qu’il s’est acquis représente le soutien du peuple russe à son propre intérêt national.

 

L’implication est assez claire : pour que la Chine soit capable de résister aux pressions occidentales – dont je soupçonne que la direction chinoise croit que l’application à elle-même n’est qu’une question de temps – la Chine a besoin des deux mêmes choses qui ont permis à la Russie de résister victorieusement aux pressions occidentales : un fort esprit d’unité nationale et une autosuffisance économique.

Après ma visite en Chine d’août dernier, je n’ai aucun doute quant à l’esprit d’unité nationale du peuple chinois. Cependant, ces mots du second éditorial ont indubitablement pour but de rappeler au peuple chinois le prix qu’il lui faudra payer si jamais il le perd et succombe aux sirènes occidentales..

 

Il fut un temps où Moscou essaya de s’intégrer à l’Occident. Perdre l’Union Soviétique fut le prix qu’il lui fallut payer pour cela. Mais en fin de compte son enthousiasme fut snobé par l’Occident. L’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est fut largement considérée par le peuple russe comme une trahison occidentale consécutive à la désintégration de l’URSS. Aujourd’hui, la société russe est remplie du désir de voir son pays se relever de cette erreur.

 

En ce qui concerne l’autosuffisance économique, la Chine, quoique possédant une économie d’un ordre de magnitude beaucoup plus important que celui de la Russie, n’est pas, économiquement, totalement autosuffisante.

Quoi qu’il en soit, le Global Times indique la solution, qui se trouve être une relation encore plus étroite avec la Russie.

 

Le partenariat stratégique global et collaboratif Chine-Russie a aussi fait en sorte que l’Occident échoue à contenir aussi bien Pékin que Moscou.

(C’est moi qui souligne)

 

En d’autres termes, l’alliance Russie-Chine garantit la sécurité des deux pays, face aux pressions de l’Occident.

La Russie peut se tourner vers la Chine pour compléter ses ressources financières. La Chine peut se tourner vers la Russie pour ses besoins en nourriture, en énergie et en matières premières.

Bien que les deux éditoriaux ne le disent pas, et la question n’est jamais évoquée publiquement, le but principal de l’« Initiative – une Route – une Ceinture » du président Xi Jinping est de lier les économies de la Chine et de la Russie, avec le président russe Vladimir Poutine comme partenaire essentiel du président Xi Jinping dans toute l'entreprise.

Le président Poutine y a fait allusion dans son message de félicitations au président Xi après sa récente réélection à la présidence de la Chine.

 

 « Cette décision du Congrès National du Peuple Chinois est encore une preuve de votre grande autorité, une reconnaissance de vos efforts pour assurer un développement socio-économique dynamique à votre pays et pour protéger ses intérêts sur le théâtre du monde » a souligné le président russe.

Vladimir Poutine a salué le niveau sans précédent récemment atteint par les relations entre la Russie et la Chine, dans une large mesure, grâce aux efforts personnels de Xi Jinping. Ces relations sont devenues un véritable exemple d’égalité et de coopération mutuellement bénéfique entre deux pouvoirs dirigeants.

Le président de Russie a fait savoir à son homologue qu’il serait heureux d’avoir d’autres occasions de le rencontrer et a exprimé sa confiance dans le renforcement futur, grâce à leurs efforts réciproques, du partenariat stratégique global et coopératif, auquel seront ajoutés des contenus nouveaux qui contribueront à la prospérité des deux peuples amis et à une sécurité et une stabilité plus grandes dans le continent eurasien et dans le reste du monde.

 

Le président Xi Jinping a exprimé  des voeux réciproques dans son message de félicitations du lendemain au président Poutine, pour sa réélection à la présidence de la Fédération de Russie.

Dans son message, Xi a dit que, ces dernières années, le peuple russe s’est uni comme un seul homme pour avancer fermement sur la voie du renforcement de la nation, pour accomplir son rajeunissement et son développement et pour lui faire jouer un rôle constructif dans les affaires internationales.

Il a également dit sa conviction que la Russie allait être définitivement capable de continuer à s’acquérir de nouveaux titres de gloire en matière de développement national.

 « Actuellement, le partenariat stratégique global coopératif Chine-Russie est arrivé à son niveau le plus haut dans l’histoire, ce qui peut servir d’exemple pour construire un nouveau type de relations internationales basées sur le respect mutuel, l’équité et la justice, la coopération et les résultats bénéfiques pour tous, pour un avenir à partager entre toute la communauté humaine », a dit Xi.

 « La Chine est prête à travailler avec la Russie pour continuer à favoriser les relations Russie-Chine jusqu’à un niveau encore plus élevé, à être une force agissante du développement national respectif dans les deux pays, et à favoriser la paix et la tranquillité dans la région et dans le monde », a-t-il encore affirmé.

 

Je voudrais terminer en mentionnant le langage remarquablement exhaustif dont use le Global Times pour décrire les relations actuelles entre la Russie et la Chine.

Ce qui fut jadis appelé un « partenariat stratégique » est devenu, il y a quelques années un « grand partenariat stratégique ».

À présent, le Global Times parle de « partenariat stratégique global et collaboratif ». Notez que le président Poutine et le président Xi l’appellent « partenariat stratégique global coopératif » dans leurs télégrammes respectifs. Il semble donc que ce soit désormais la formule consacrée pour décrire leur relation.

Je me demande pendant combien de temps encore les Chinois et les Russes continueront à prétendre que leur relation est autre chose que ce qu’elle est de toute évidence et qui se résume en un seul simple mot : une alliance.

 

Source : http://theduran.com/china-hails-putin-win-backs-russia-sk...

Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades

 

 

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On le saura que les Grosses Orchades sont jusqu’en haut des mâts dans Malaparte. Quand on est en retard de lectures, notre avis est qu’il faut y aller à fond, sous peine de rater quelque chose. Vous devriez encore le retrouver ici et là sur ce blog, surtout en ce centenaire de « L’Armistice », dont il fut à la fois un acteur et un spectateur, mais peut-être pas seulement.

Aujourd’hui, il nous a semblé opportun de lui emprunter un passage de ses carnets de route en Chine.

C’était en 1956. Il lui restait huit mois à vivre, dont plusieurs dans un poumon d’acier.

On l’avait chargé de représenter l’Italie des lettres aux commémorations du vingtième anniversaire de la mort de Liou Siun, illustre écrivain chinois inconnu par ici mais – chic ! – on a d’Ormesson…

Après quelques escales en Russie et, au passage, une appréciation de Staline qui n’a pas dû le mettre en odeur de sainteté nulle part en ces temps d’irrésistible ascension krouchtchévienne et d’alignement de ce PCI où on le disait si désireux d’entrer, Malaparte a voulu voir et comprendre autant qu’il pouvait de la Chine. Bien sûr, nous l’avons déjà dit : il n’a connu ni le grand bond en avant ni la révolution culturelle. Ni la guerre froide. N’empêche que cet instantané de 1956 prend une singulière importance, à la lumière des développements d’aujourd’hui.

Retour du grand reporter qui, d’où qu’il écrivît, faisait toujours grimper les tirages des journaux qui le publiaient.

[Le Hong Sing dont il est question ici est l’interprète chinois qui l’accompagnait partout – « un jeune homme sympathique, de Canton », pour qui l’Italien idéal était un autre écrivain, Francesco Flora, grand amateur d’œufs de cane, qui lui avait appris à chanter Ô sole mio, le chœur des esclaves de Nabuchodonosor et Torna a Soriento. Malaparte, qui ne chantait pas l’opéra et a toujours refusé, poliment mais fermement, de consommer des œufs noirs aux relents de chiotte à la turque bouchée, n’a jamais fait le poids, en regard de Flora. Qu’on ne connaît pas non plus, mais ça ne fait rien, on a d’Ormesson.]

 

 

Tchouang-King, samedi 24 novembre

 

   « Ce matin, à sept heures, départ pour l’aéroport. Il fait froid, le temps est brumeux. Depuis deux jours, les avions Pékin-Tchoung-King via Sian, sont immobilisés à Sian par le brouillard qui pèse sur la vallée du Yang-Tsé. À huit heures et demie, nous décollons. Les montagnes blanches de neige qui défilent en dessous de nous sont les mêmes que celles dont parle Li Po dans son petit poème Le difficile voyage, dans lequel il raconte les difficultés qu’on devait surmonter à son époque pour se rendre de Sian, dans le Chan-Si, au Sseu-Tch’ouan.

   Au bout de quelque temps, des nuages denses nous cachent la terre. Pendant plus de deux heures, nous volons dans une épaisse couche de brume. De temps en temps, par une déchirure de la brume, nous apercevons des vallées profondes et boisées, des pics blancs de neige. Finalement, nous perdons de l’altitude, nous perçons la brume, nous survolons une vaste vallée, une sorte de plateau entre des montagnes boisées, toute scintillante de miroirs d’eau en forme de demi-lune, encastrés l’un dans l’autre. Le Sseu-Tch’ouan est très riche en rizières, c’est, avec le Honan, le grenier à riz de toute la Chine, avec ses deux récoltes de riz par an. En outre, on y fait une récolte de blé. On y cultive des légumes, des choux, des fruits, des oranges, des mandarines. Cette province a soixante millions d’habitants. La région est très riche, mais la rapacité des Seigneurs de la Guerre, la féroce pression de Tchang Kaï-Tchek, la guerre civile, la guerre contre les Japonais avaient réduit la population à une misère indescriptible. « Chez les paysans, me dit Hong Sing, les suicidés sont plus nombreux que ceux qui sont morts à la guerre. » Il a plu il y a peu de temps, des nuages noirs courent dans le ciel gris, des lambeaux de brume pendent aux branches des arbres dans les bois qui, spectacle nouveau pour moi qui viens du Nord, recouvrent les flancs des montagnes. Ces montagnes sont celles de la peinture chinoise de l’époque des Ting : boisées et gibbeuses, avec les bosses que fait un serpent quand, en rampant, il arque son dos, avançant comme marchent les dragons dans la peinture et dans la sculpture chinoises traditionnelles. Le Vice-Président de l’Association des Sculpteurs de Tchoung-King et Lin-Nan-Liou, membre du Comité des Jeunes Écrivains, nous attendent à l’aéroport. Ils sont vêtus à l’européenne ; nombreux les gens, parmi la foule qui emplit l’aérogare, qui sont vêtus à l’européenne ; c’est la gracieuse, l’aimable fantaisie du Sud qui se manifeste de nouveau, qui prend le dessus sur les normes égalitaires du Nord et qui revendique son droit à s’habiller comme elle veut, sans pour cela trahir le socialisme et la classe ouvrière. Ou peut-être tout cela est-il instinctif et fait sans malice, sans doute par un besoin inconscient d’accord, d’harmonie avec la nature plus verte, plus riche, avec le climat plus doux, avec le vert plus dense, plus profond. Même les maisons des paysans ne sont plus celles du Nord : leurs murs ne sont plus seulement en torchis mais en pierres, elles ont l’air solide, elles sont crépies de blanc, elles ont des fenêtres sur la rue et des petits jardins devant leur porte. De l’aéroport de Tchoung King, il y a une heure et demie d’auto par une route de montagne qui monte en larges spirales le long des flancs de montagnes boisées, traverse des villages, des rizières (ici, les rizières sont en terrasses, comme chez nous les champs sur les pentes des Apennins), découvrant au regard un paysage nouveau, inattendu. C’est comme si on lisait une poésie de Li Po après avoir lu les vers dans lesquels Tou Fou pleure sur le pays désert et nu du Nord, redisant le grincement des chars de combat, le cliquetis des armes, le tumulte des soldats qui passent sur la terre jaune vers l’horizon de pierre de la Grande Muraille.

   Ici, chaque branche a son éclair de plumes, son gazouillis, son frémissement d’ailes. Je retrouve quelque chose de familier dans cette campagne, dans la couleur de l’air, des bois, dans le vert tendre du blé d’hiver qui sort déjà d’une terre non plus jaune mais foncée. Il y a des moments où le paysage rappelle la campagne autour de Varese, d’Arona, de Romagnano ; à d’autres moments, ce qui vient à ma rencontre, à un tournant de la route, c’est une image tessinoise, un village, une vallée, une de ces ouvertures de ciel chers à Francesco Chiesa, à Fogazzano, au Fogazzano de la Valsolda.

   Mais l’image que l’homme m’offre de lui, même dans cette verte paix, dans cette sérénité de la nature, dans cette richesse de travaux, c’est l’habituelle image de l’homme avili par la misère, qui lutte et souffre pour sa rédemption. Des millions d’hommes, une palanche sur l’épaule, courbés sous le poids de deux paniers remplis de pierres, parcourent au trot des kilomètres et des kilomètres pour transporter des pierres aux fours à chaux qui abondent dans la région autour de Tchoung-King. Ici, l’homme n’est pas rabaissé au rang de cheval de trait mais à celui de bête de somme.

   Ils ont le visage tendu par l’effort, les yeux baissés pour éviter les pierres et les trous, beaucoup d’entre eux portent des sortes de babouches en paille de riz, d’autres vont pieds nus, ils ont les pieds déformés par la fatigue, écorchés par les cailloux, leurs pantalons de coton retroussés jusqu’aux genoux laissent voir une pauvre jambe au tibia marqué de cicatrices blanches, à la cheville enflée. Et quand nous passons près d’eux, ils ne lèvent pas les yeux, ils ne lèvent pas la tête : ils trottent, courbés, une main sur la hanche et l’autre crispée sur leur palanche.

   Et encore une fois, je me dis en moi-même : « Non, non, non ! » et je rougis, parce que c’est aussi notre faute, c’est la faute de tout le monde et aussi, de nous autres Italiens qui nous rendons complices d’une politique qui n’est pas la nôtre et qui tend à perpétuer cette douloureuse et atroce condition humaine, à emplir la Chine, l’Asie, le monde, de bêtes de somme. Je dis : « Non, non, non ! » et je me sens plein de honte, je me sens lâche, un homme comme il y en a des milliers, des millions en Italie, dans le monde, en comparaison de ces pauvres bêtes de somme dont la dignité, l’esprit de sacrifice, la somme d’humanité sont immenses.

   Car ils pourraient eux aussi dire : « Non », s’arrêter, s’asseoir sur le bord de la route : et il n’y aurait pas de force au monde capable de les faire se relever, de les faire se remettre en chemin, il n’y aurait pas de fouet au monde capable de les faire ployer l’échine. Mais ils savent que la Chine est un pays en état de siège, que l’ennemi a coupé les ponts, qu’il espère les avoir par la faim, par la soif, par le choléra, les empêcher de construire des centrales électriques, des digues, des hauts-fourneaux, des voies ferrées, des ponts, des hôpitaux, des écoles, des maisons, des usines, afin de perpétuer leur condition servile. Ils savent qu’il leur faut faire vite, que cette immense, que cette gigantesque œuvre de construction dont dépend le destin non seulement de six cents millions de Chinois mais de tous les peuples asiatiques, ne peut être remise à plus tard, ne peut être interrompue, ne peut être différée. Leur rédemption de l’état de bêtes de somme et leur passage à celui d’ouvriers libres dépendent du succès du premier Plan Quinquennal, du second Piatiletka chinois. Ce n’est pas tant la nécessité qui pousse ces paysans à une fatigue aussi bestiale et aussi humiliante, que la conscience que leur sacrifice les aide à se libérer de leur condition de bêtes de somme.

   Je puis me tromper. Il se peut que pour eux cette condition n’ait rien d’humiliant, qu’ils soient nés bêtes de somme, que bêtes de somme ils soient restés, que ce ne soient pas des hommes mais des brutes, qu’ils n’aient pas conscience de leur état, mais qu’ils en soient contents, satisfaits. Il se peut que l’État communiste se serve d’eux consciemment, comme de bêtes de somme, qu’il les exploite à ses propres fins, comme les exploitèrent les Seigneurs de la Guerre, le Kouo Ming-Tang, les négriers de Shanghaï américains et anglais. Mais je sais qu’il n’en est pas ainsi. Je le vois tous les jours, qu’il n’en est pas ainsi.

   Ces hommes sont des hommes, non des brutes. Ils ont une conscience, ils ont en eux une douleur, une plaie qui leur fait mal. Ah, ces yeux tristes, ces regards patients mais fiers. Cette lueur au fond de ces yeux ! Essayez de les arrêter, de leur parler avec affection, de leur poser une main sur l’épaule. Ils souriront timidement, vous serreront la main, le visage tout rouge. Essayez de leur offrir une cigarette. Ils ne l’accepteront pas. Une bouteille de vin, de bière. Ils la refuseront avec une courtoise fermeté. Si l’on insiste, quelque chose naîtra dans leurs yeux. Ils se sentiront offensés, insultés. Mais essayez de leur dire : « Bientôt, il y aura du pétrole, il y aura des usines, il y aura des autos, des camions. » Et observez bien ce qui se fait jour sur leur visage, ce qui se passe en eux. Leur front s’éclairera, il en sortira une lumière, un sourire, et ils vous diront : « Oui, encore un peu de patience et les autos arriveront. Si nous tenons le coup, nos camarades des aciéries de Moukden, des laminoirs de Tchoung-King, des fabriques de camions de Moukden, les ouvriers des puits de pétrole du Sin-Kiang auront le temps de construire des autos. Alors seulement, nous pourront nous reposer. » Et vous saluant avec courtoisie, avec une douce fierté, ils vous serreront la main et remettant la palanche sur leur épaule, ils s’achemineront, courbés, longue théorie d’hommes merveilleux, non plus bêtes de somme mais bêtes qui ont mangé la rose comme dans Apulée.

   C’est une expérience qu’il faut faire. Une expérience nécessaire que cette rencontre avec les hommes qui traînent des charrettes, attelés aux brancards, ou qui marchent courbés sous leur faix. Elle est nécessaire pour tous, pour vous, pour moi.

   Ces hommes vous rachètent, vous aussi, me rachètent, moi aussi. Ils rachètent notre culture, notre condition d’intellectuels, condition parfois si méprisable.»

Moi, en Russie et en Chine, Les Belles Lettres, pp. 183-188

 

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Curzio Malaparte

Moi, en Russie et en Chine

Les Belles Lettres (2014)

272 pages

± 15 €

 

 

 

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Petite expérience instructive :

Vouloir illustrer un texte sur les ouvriers chinois des années cinquante d’une image représentant, mettons, un Chinois portant une palanche de briques ou d’autre chose… Ou un ouvrier chinois quelconque, dans la construction par exemple… Ou un paysan…

On ne sait pas vous, mais nous, on va voir sur Internet, on tape tout ça et plein d’autres choses dans un moteur de recherche… puis dans un autre… Et le résultat : RIEN. Il n’y a pas, sur Internet, du moins dans cette partie-ci du monde, une seule photo (peinture, dessin, caricature) d’un ouvrier chinois. Des années cinquante ou des autres. En revanche, il y a pas mal d’iconographie sur la révolution culturelle. Avant et après ? NADA !

Alors on s’est rabattus sur des « posters » chinois du temps de Mao, coïncidant plus ou moins avec le voyage de Malaparte.

Intéressant, non ?

 

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Ingénieur soviétique en Chine - 1953

 

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Construction du réseau ferroviaire dont il est question dans ce livre – carte de 1956

 

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Commune populaire type – Affiche de 1958

 

 

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À la guerre comme à la guerre… d’aujourd’hui, en Syrie :

 

L’armée syrienne à l’intérieur de l’enclave de la Ghouta orientale

 


 

Source : https://strategika51.wordpress.com/2018/03/29/larmee-syri...

 

2. Aigle au chapeau.GIF 

 

L’AAS en action (Ghouta orientale)

 


 

Source : https://strategika51.wordpress.com/2018/03/29/syrian-mili...


 

 

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Mis en ligne le 29 mars 2018

 

Les profondeurs d’abjection où nous a fait sombrer l’affaire Skripal ont tellement tapé sur les nerfs à Manuel de Diéguez – pourtant philosophe ! – qu’il n’a pas attendu sa quinzaine réglementaire pour dire ce qu’il en pensait. Pas du bien.

 

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23:52 Écrit par Theroigne dans Actualité, Général, Loisirs, Musique, Web | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook |

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