Le nouveau rideau de fer
ENFUMAGES par Eric Werner
Drone n° 024 – 24 juin 2018
Ils veulent l’ouverture des frontières. Comme le seul moyen d’avoir l’ouverture des frontières sans pour autant avoir la guerre civile est la liquidation de la démocratie libérale, ils ont choisi de liquider la démocratie libérale.
En nombre de pays d’Europe occidentale, il est devenu aujourd’hui courant de dire qu’une ligne de fracture est en train de se (re-) créer entre l’Est et l’Ouest du continent européen, avec à l’Est des régimes qu’on qualifie volontiers de « démocratures » (terme également appliqué à la Russie de Vladimir Poutine). On parle aussi à leur propos de « démocratie illibérale », ce qui voudrait dire que ces pays sont quand même, on l’admet, des démocraties, mais sans ce qui accompagne ordinairement la démocratie, à savoir les libertés personnelles. Sous-entendu, chez nous, elles sont respectées.
Or chacun voit bien qu’il n’en est rien. Une ligne de fracture est incontestablement en train de se créer entre l’Est et l’Ouest du continent européen, mais il faut plutôt l’interpréter dans l’autre sens. Une chaîne officielle française a dit récemment que les médias hongrois n’avaient rien à envier à ceux de Corée du Nord, que c’était même pire encore[1]. Une relecture attentive, éventuellement commentée, de la parabole de la paille et de la poutre révélerait ici peut-être son utilité. Même remarque quand M. Macron en vient à expliquer aux Polonais ce qu’est l’indépendance de la justice. C’est un peu ici l’hôpital qui se moque de la charité. Voyez encore les lois « antiterroristes » en France: elles n’ont nulle part leur équivalent à l’Est. Pas plus que les nouvelles lois sur les fake news en France et en Allemagne.
Bref, on peut toujours dire, si l’on y tient, que la France est une démocratie libérale. Mais cela implique une redéfinition du sens des mots. Au sens courant de l’expression, la France n’est assurément pas une démocratie libérale. Est-ce seulement même une démocratie? Quand on voit la façon dont se créent en France les majorités (l’actuel parti majoritaire en France dispose des deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale, alors qu’il n’a en réalité recueilli que 28 % des voix aux dernières législatives), la question, à tout le moins, se pose.
D’une manière générale, les mots ne sont jamais que des mots. Ce ne sont évidemment pas les mots qui sont intéressants, mais la réalité derrière les mots. En théorie c’est le peuple qui décide. Mais dans la réalité ? Qui détient en fait le pouvoir ? Comment l’exerce-t-il ? Avec modération ou sans modération ? Quelle est en particulier la place de la police, respectivement des services spéciaux, dans le fonctionnement d’ensemble du régime ouest-européen ? Et pour en revenir aux libertés personnelles, qu’a-t-on ou non aujourd’hui encore le droit de dire et d’écrire sans s’attirer automatiquement toutes sortes d’ennuis socio-judiciaires, en violation directe et ouverte du droit théorique à la liberté d’expression? [2]
À certains égards, des pays comme la Pologne, la Tchéquie ou la Hongrie méritent davantage aujourd’hui d’être appelés des démocraties que des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Espagne, trois pays présentant indubitablement aujourd’hui certains traits les apparentant à des régimes de type policier, autoritaire, voire carrément fasciste (la banalisation de la violence policière en France, par exemple, ou encore le recours à la torture dans les prisons espagnoles contre les prisonniers de l’ETA).
La fracture effectivement grandissante entre les deux parties orientale et occidentale du continent européen reflète aujourd’hui essentiellement des divergences sur la question migratoire. Il y a aujourd’hui deux points de vue sur la question. Les gouvernements ouest-européens, entièrement acquis aux thèses multiculturalistes, sont aujourd’hui sur une ligne pseudo- humanitaire de non-défense des frontières européennes. Ils ne veulent tout simplement plus les défendre. La récente affaire de l’Aquarius l’a encore confirmé, sans même parler des déclarations de la nouvelle ministre espagnole de l’Intérieur sur Ceuta et Melilla. Et donc ces frontières ne sont de facto plus défendues. Comme chacun le sait, les navires de guerre européens croisant en Méditerranée ne sont pas là pour empêcher le franchissement de la frontière mais bien pour le faciliter. Les gouvernements est-européens se situent sur une ligne différente. Eux, au contraire, sont hostiles au multiculturalisme. Ils tiennent au maintien de leur identité culturelle, veulent donc empêcher qu’elle ne se dilue dans un éventuel melting-pot eurafricain. Ils n’ont également aucune sympathie pour le projet islamiste de nouvelle Andalousie (Eurabia). Ils entendent donc résister à ce qu’ils considèrent non sans raison comme une invasion caractérisée.
L’antagonisme est donc profond, et comme il est de nature valorielle/ existentielle, on voit mal comment il pourrait être surmonté. Relevons par ailleurs que certains pays comme l’Autriche et maintenant (temporairement?) l’Italie ont de facto aujourd’hui rejoint le camp est-européen.
En quoi les dérives policières et autoritaires aujourd’hui constatables en Europe occidentale sont-elles liées à la non-défense des frontières européennes? Les dirigeants ouest-européens ne sont évidemment pas aveugles et stupides au point de croire à leur propre propagande sur le vivre-ensemble et la soi-disant coexistence pacifique entre les races et les cultures. Ils savent très bien que leur politique d’ouverture et de démantèlement des frontières se traduira immanquablement, à terme, par de très vives tensions au sein du corps social, avec à la clé un accroissement substantiel de la violence sociale (notamment envers les femmes), jointe à une insécurité grandissante dans tous les domaines. La menace terroriste s’inscrit également dans ce contexte. Ils en sont complètement conscients. Mais après y avoir réfléchi, ils sont arrivés à la conclusion qu’il leur était tout à fait possible de surmonter ces difficultés en faisant simplement évoluer le régime : concrètement en supprimant les libertés fondamentales et en accroissant les pouvoirs de la police. Ils ont pleinement confiance également dans les possibilités nouvelles offertes par les TIC (technologies de l’information et de la communication).
Dans son dernier livre, Emmanuel Todd écrit à propos des problèmes de l’immigration en Allemagne : « Le vrai risque est celui d’un durcissement interne d’une société allemande au sein de laquelle l’anxiété conduirait à une gestion policière de la différence des mœurs » [3].
Les dirigeants allemands jouent de toute évidence cette carte, mais pas seulement les dirigeants allemands: également les dirigeants français, espagnols, etc. Tous sont pour l’ouverture des frontières, l’accueil illimité, la tolérance multiculturelle, etc. Mais tous sont également pour plus de police, de contrôle social, de répression dans tous les domaines, etc. Ce sont les deux facettes de la même politique. Si l’on veut l’ouverture des frontières, forcément aussi il faut plus de police, plus de contrôle social, plus de répression, etc. L’un ne va pas sans l’autre. En tout cas c’est ce qu’ils pensent. Et sans doute ont-ils raison. Qui veut la fin veut les moyens. Ils veulent l’ouverture des frontières. Comme le seul moyen d’avoir l’ouverture des frontières sans pour autant avoir la guerre civile est la liquidation de la démocratie libérale, ils ont choisi de liquider la démocratie libérale. Ce n’est pas nécessairement absurde comme calcul. Cyniquement parlant, il se tient. On pourrait aussi dire qu’on ne veut pas de l’ouverture des frontières. Mais eux la veulent (c’est bon pour le marché). Il est donc logique qu’ils décident en même temps de liquider la démocratie libérale.
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NOTES
1. France Info, 8 avril 2017.
2. Cf. « La littérature sous l’oeil
3. Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, 2017, p. 436-437. C’est moi qui souligne.
Juin 2018